Littérature, Projets

La clé

 

Nouvelle sur une disparition, la disparition d'une clé dans un jardin qui devient soudain étranger, inconnu. L'écriture accompagnée par la lecture de "Douce nuit" de Dino Buzzati, la quiétude d'une nuit d'été transformée par de macabres événements...

2ème prix édition 2023 concours de nouvelles de Paris 8 sur le thème "Racine". 

-          Mince !

Daniel, debout près du portail qui sépare le jardin de la rue, fixe le sol. Le soleil tape dans son dos et son ombre noircit l’herbe.

-          Qu’est-ce qui se passe ?

Denise, sa femme, pose son magazine en  V sur ses genoux et se redresse péniblement sur le transat.

-          Rien, rien, j’ai fait tomber la clé de la boîte aux lettres.

Denise hausse les épaules et retourne à sa lecture. Il tire le haut de son pantalon pour s’agenouiller, guettant le brillant longiligne de la clé ou de celui, arqué, de l’anneau la reliant au rectangle de mousse portant le nom du laboratoire où il travaille. Un reste d’humidité de l’arrosage automatique de la veille provoque deux ronds à l’emplacement de ses genoux. Il caresse le gazon, comme il flatterait le dos d’un chien, surprend soudain entre les brins d’herbe une légère modulation sous ses doigts, un creux. En regardant de plus près, il découvre un trou de la taille d’une grosse pièce de monnaie, camouflé par la densité plane de la pelouse.

-          Ça alors, quel coup du sort ! C’est pas banal ! lance-t-il en crochetant ses mains sur ses hanches.

-          Qu’est-ce que tu dis encore ? dit Denise, la voix agacée camouflée par le papier.

-          La clé, elle est tombée dans un trou.

-          Un trou ? Un trou de quoi ?  De taupe ?

Elle abaisse violemment le magazine, faisant voler un instant une mèche de ses cheveux. Daniel enfonce ses doigts dans la terre qui s’accroche aussitôt sous ses ongles mais ne perçoit ni la clé, ni le fond. Il se dirige vers son cabanon. Les chats du quartier ont pris l’habitude de se glisser à l’intérieur et de l’utiliser comme litière. L’odeur d’urine l’imprègne tellement que maintenant Daniel n’y va plus pour bricoler et qu’il attrape juste ce qu’il lui faut en retenant sa respiration. La mini-pelle ne se trouve pas à sa place, avec la fourche et la pelle, accrochées sur le support qu’il a vissé sur le contreplaqué. Il la repère sous la table, s’agace de ce manquement.

 Il enfouit la lame dans le sol et retire une pelletée puis une autre, la clé reste introuvable. Il s’échauffe, sa voix devient plus grave.

-          C’est pas possible ça !

Il redresse la tête et réalise qu’un jeune couple passe en l’observant. Il esquisse un sourire de politesse qui s’efface en même temps que son mouvement de tête le ramène au trou et qu’il enfonce de nouveau l’outil.

-          Elle doit bien être quelque part cette satanée clé, elle n’est tout de même pas partie de l’autre côté de la Terre !

Sa femme s’approche, ne dit rien. Daniel s’immobilise pour regarder ce qu’il a creusé, l’équivalent d’une boîte à chaussures.

-          Laisse tomber va, tu vas t’esquinter le dos. Tu continueras demain, arrête pour ce soir !

-          Est-ce que tu as une explication à me donner ?

Et juste après avoir dit ça, comme pour se retenir de dire autre chose de plus désagréable, il fixe la boîte aux lettres. Il ne sait même pas s’il possède un double quelque part.  Il se tourne vers Denise, se résigne en silence, abandonne la mini-pelle près du trou. Il la rangera après le repas. L’un derrière l’autre, ils regagnent la maison. Daniel réalise que le vent s’est levé, fraîchissant l’air. Il va finalement sûrement pleuvoir ce soir.  Il aime en général cet instant, entre le jour et la nuit, synonyme de calme qui s’installe et de satisfaction des tâches réalisées. Pourtant, alors qu’il s’apprête à passer le pallier, il ne se sent pas tranquille, gagné par l’inquiétude d’un problème naissant qu’il ne saurait résoudre. Le couple mange dans le salon face à la télévision allumée. Vers dix heures, la fatigue le gagne devant un documentaire sur les animaux de la forêt, il embrasse sa femme avant de monter se coucher, n’était pas concentré de toute façon. Il étend ses jambes avec délivrance sous la couette, comme s’il les avait gardées pliées toute la journée et en redécouvrait la grandeur, éteint la lampe de chevet de son côté, dépose ses mains sur son ventre. Il dort sur le dos, si paisiblement parfois que Denise se met parfois à le secouer brusquement, par crainte qu’il ne soit mort. Il ne s’endort pas, se tourne, fixe la fenêtre au volet baissé qui donne sur le jardin, puis sur la rue, sur d’autres pavillons, sur d’autres rues jusqu’à la forêt avant l’autoroute qui l’amènera demain dans la grande ville, au laboratoire où il va reprendre sa semaine de travail. C’est comme ça, il faut bien gagner sa vie. Il est pour une fois surpris par ces mots, en découvre un sens nouveau, gagner sa vie, la mériter. Lorsque Denise rentre dans la pièce, il ferme les yeux, par réflexe, ne veut pas être surpris, surpris à quoi ? Il ne le sait pas. Il sent son poids marquer le matelas. Elle s’endort vite. Il l’entend à sa respiration, presque ronflante. Lui se tourne, se retourne. Il respire mal, la pièce lui semble s’être vidée de son air. Une voiture approche, s’arrête. Une portière claque, une seconde puis une troisième. Il a remarqué cela déjà, souvent les portières des voitures claquent par trois. Il pense à la clé, comment ouvrir sa boîte aux lettres maintenant ?  Et si un courrier important arrivait demain ? Il se lève. Malgré la courte distance qui le sépare de la fenêtre, il se tortille pour éviter le contact du sol, par peur de marcher sur quelque chose de sale, un morceau de nourriture, ou pire un insecte. L’autre jour, il a découvert un cadavre de coccinelle aplati sur le tapis de la salle de bain. Il glisse un œil entre les volets et cela forme des pointillés sur son visage. La voiture stationne, immobile, brillante. Du regard, il fait le tour du terrain, de son jardin, cherche le trou, aperçoit le reflet métallique de l’outil qu’il a oublié de ranger après le dîner. Cela lui arrive de plus en plus souvent, d’oublier de remettre de l’ordre, de manquer de volonté, même pour remettre à sa place une satanée pelle. Et surtout il constate qu’il n’a pas refermé la porte de l’abri, quelqu’un pourrait y pénétrer, lui voler du métal pour le faire fondre et le vendre au marché noir, il a entendu parler de ce genre de trafic au journal télévisé. Il attrape son cardigan prêt sur la chaise pour le lendemain, glisse ses pieds dans ses chaussons et descend à tâtons l’escalier, les bouts des doigts suivant le mur. Lorsqu’il allume la lumière du perron, il ne reconnaît pas exactement l’espace devant lui. Les massifs de bégonias le long de l’allée forment d’épais nuages noirs tombés du ciel et son araucaria, pâli par quelques éclats de lune semble maintenir au bout de ses branches de grosses araignées entortillées.  Daniel suit lentement l’allée jusqu’au niveau du trou avant de descendre sur le gazon qui se froisse en un bruit de sac plastique. Il s’accroupit, empoigne l’outil, étrangement plus léger dans le noir que ce qu’il aurait envisagé. Et alors qu’il se redresse, il distingue le petit paquet de terre noire qu’il a retirée. Il n’a même pas pensé à vérifier ce tas. Il a pu passer à côté de la clé, le bruit aura été étouffé par la mousse du logo. Il y plonge les mains.

C’est doux comme de la farine. Rien. Il se laisse tomber sur le côté. Le chien des voisins aboie et quand il se tait Daniel entend un léger bruit, un crissement doux semblable au grignotement d’une petite bête, là sous le sol. Il retient sa respiration, rapproche son oreille du trou. Une taupe ? Il s’agit forcément d’une taupe qui s’est emparée de la clé pour disparaître dans sa galerie. Denise avait raison. Cela signifie qu’elle se trouve toujours là-dessous, quelque part, à arpenter son jardin. Il plante la pelle dans le sol mais la quantité retirée lui paraît ridicule et il lâche l’outil, empoignant à même les mains la terre afin d’aller plus vite, avant que l’animal ne s’échappe. Il repousse la motte le long de ses cuisses, sur son pyjama, dans ses chaussons. Le sol est de plus en plus dur à creuser. Il s’érafle la peau sur les gravillons, petites taches blanches mêlées à l’abîme qui s’étend devant lui.  De l’avant-bras, il essuie la sueur sur son front, va saisir le tuyau d’arrosage qu’il ouvre dans le fond du trou. Plus il se tient là dans son jardin plus il reconquiert ce lieu qu’il a lui-même créé. Il va ensuite chercher la grande pelle dans l’abri, levant bien les jambes pour ne pas trébucher. Il tâtonne pour ouvrir un tiroir, s’empare d’un cylindre froid, une lampe de poche, se félicitant d’en avoir laissée une là.

Il la dépose sur l’allée, formant un halo tordu sur la terre dispersée. D’un pied, il appuie sur la tranche de l’outil, le remplit trop, doit se pencher en arrière pour balancer le contenu aggloméré plus loin à gauche, contre le portail. Il pense à la taupe, l’imagine arpenter des dizaines de couloirs souterrains, finissant par fragiliser et engloutir son terrain, sa maison, tout ce qu’il a bâti de ses mains, avec ses économies. Il ne peut pas laisser faire ça, il doit s’en débarrasser maintenant, remettre de l’ordre.  Sous ses pieds déjà, il lui semble que le sol s’effondre. À quelle vitesse peut bien gratter cette bestiole ?  Il descend dans le fond, là où des racines, émergeant de tous côtés, ressemblent aux doigts filamenteux de quelques créatures prises au piège sous terre. Il secoue la tête pour en évacuer l’image. La transpiration lui coule dans le dos jusqu’aux fesses. Le bois du manche lui écrase les os de la main. Il s’arrête un instant pour examiner son trou, rendre son travail concret, en estimer les dimensions, il dirait un mètre de large sur un mètre de profondeur. Il reprend son souffle, percevant désormais uniquement le grésillement du lampadaire. D’épaisses gouttes fraîches atterrissent soudain sur le haut de son crâne. Il doit reprendre avant la pluie, bute contre quelque chose de dur duquel s’échappe un bruit métallique, s’accroupit, dépoussière délicatement à la manière d’un archéologue, et découvre un tuyau. Peut-être n’y a-t-il jamais eu de taupe finalement. Encore une idée de sa femme. La clé a simplement atterri dans un tuyau. L’angoisse lui envoie un grand froid entre le crâne et les cheveux. Et si elle bouchait les canalisations ? Il risquerait de se produire un afflux de pression et l’eau inonderait l’habitation. Il se met à pleuvoir franchement. Il suit le tuyau en grattant tout autour, la matière s’affaisse, la pluie lui brouille les yeux, lui pèse sur les cils. Alors Daniel regarde le bord du fossé, y accroche les doigts qui blanchissent dans le halo de la lampe, et en grognant essaie de se sortir de l’excavation, enfonçant ses pieds dans le mur spongieux. Il ne trouve pas la force qu’il pensait avoir, ses bras sont endoloris par l’effort, la terre se colle à la sueur et à la pluie qui marquent son visage. Il va mourir enseveli, c’est pas vrai répète-t-il, commençant à pleurer des larmes de frustration et de peur, des pleurs d’enfant, et dont les gouttes, indifférenciées de celles qui tombent du ciel, se constatent uniquement par les grimaces exprimées sur sa figure. Il s’assoit au bord du tuyau, retourne ses chaussons remplis et les dispose dans un coin, de la même façon qu’il les poserait au bord du lit avant de se coucher.  Il enfouit ses pieds dans la boue chaude pour se calmer, réfléchit aux vacances à venir, il voudrait visiter le Portugal ou la Sardaigne, il en rêve depuis des années, n’a jamais franchi le cap, si Denise est d’accord. Il se sent déjà mieux, appuie son oreille sur la paume de sa main sur la terre gorgée d’eau, vibrante, écoute les fourmis étendre leurs galeries, les racines pousser, courir sous le bitume de la rue jusqu’aux jardins suivants, aux autres rues jusqu’à la forêt, l’autoroute et la grande ville qui l’attend demain. Demain. Il penche la tête en arrière, regarde les étoiles, qui ressemblent aux petits gravillons blancs qui parsèment son trou, sourit, elles n’ont pas cette beauté dans les grandes villes, les étoiles. Il se roule en boule, imagine la taupe dans son nid. Les taupes dorment-elles dans des nids ?

-          Non mais qu’est-ce que c’est que ça ? Qu’est-ce que tu fabriques ?  

Un écran lumineux l’oblige à mettre ses mains en visière. Il fait grand jour. La lumière laisse pénétrer les contours, les matières et les couleurs, le monde se remet en place. Sa femme se tient là, immense, les bras s’agitant en angle autour d’elle, pendant que lui se déroule.

-          Qu’est-ce qui s’est passé ? C’est quoi ce chantier ?

-          Je, j’ai cru, j’ai entendu une taupe.

-          Mais qu’est-ce que tu racontes ?

-          Et si on allait au Portugal cette année ?

Elle croise les bras, la bouche serrée, décroise les bras.

-           Je vais te chercher l'escabeau.

 

 

Illustration issue du domaine public

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