Extrait :
Moi, je voulais juste voir si y avait des têtards dans le lac. C’était pas vraiment un lac d’ailleurs, plus un étang. Justine elle avait pas dit oui tout de suite, prétextant avoir mieux à faire. Mais je savais bien qu’elle aussi voulait les voir s’agiter sous l’eau.
Pour rejoindre le lac, faut d’abord longer la route en prenant garde aux voitures. Maman nous avait toujours dit de marcher en leur faisant face, pour ne pas se laisser surprendre, mais une voiture qui vous écrase, que ce soit de face ou de dos, c’est pareil.
On avait mis nos bottes et nos K-Way, le ciel était gris d’épuisement de toute la pluie tombée. Juju avait laissé un mot aux parents avec un cœur à la fin. On les voyait jamais avant le soir, alors quand on rentrait de l’école, on faisait notre vie.
- Allez là, t’es pas prêt encore ? Je t’attends ! elle avait lancé.
À chaque fois que l’un des deux était prêt en avance, l’autre disait ces mots d’un ton snob, pour énerver, ça marchait à tous les coups.
- T’as le pot ? elle dit, reprenant sa voix normale.
J’ai attrapé le bocal, celui qui avait contenu des cornichons. Quand on est sortis, une voiture empiétait sur le trottoir, Juju a regardé à droite et à gauche, et a saisi ma main pour la contourner. On a croisé personne. Y a pas grand-chose à y voir au village si on connaît pas, l’abribus en bois qui sent la cigarette, la vieille cabine téléphonique, la statue du soldat de la Première Guerre mondiale, fusil pointé vers un ennemi imaginaire. On est arrivés à la maison du bout, la plus moche. Devant y a une cour en triangle, grillagée et bétonnée, remplie de meubles à moitié cassés, de pneus, de ferraille. Mais on aimait bien passer là, parce qu’il y avait Ralph. Ralph c’est un canard blanc, avec un morceau de visage rouge boursouflé, l’air brûlé. Un canard de Barbarie m’avait dit maman, alors j’avais demandé où c’était la Barbarie. Ça existe pas, elle avait rigolé, il vient d’Amérique du Sud. Elle m’avait montré sur une carte, et j’avais imaginé toute la distance qu’il avait parcourue pour se retrouver enfermé ici, les pattes gommées par le béton. Il nous a remarqué de ses petits yeux de billes et a caqueté en se trémoussant. J’ai tendu le bras pour le caresser mais Justine a dit non. Chaque fois elle disait non, que ces bêtes là, ça se caresse pas comme les chiens. On a tourné à droite pour suivre le chemin de terre coincé entre le champ de maïs tout juste semé et la grande haie du pré des vaches. J’ai sauté dans une flaque, le liquide a pénétré ma botte gauche et imprégné ma chaussette comme le sopalin dans la publicité. Quand on a rejoint la lisière du bois, une voix derrière nous a cassé le silence.
- Bonjour
Une femme sautillait dans notre direction d’un air de moineau évitant les flaques. Ses yeux étaient couverts de maquillage et elle tenait serrés ses doigts aux anses de son sac à main comme si on risquait de lui voler.
Elle nous a examinés à tour de rôle pour finalement parler à Justine.
- Bonjour ! Vous faites quoi ? Vous êtes tout seuls ?
J’ai regardé ma sœur.
- Non, elle a répondu d’un air pas sûr.
Puis en levant le menton
- Y a notre père qui est pas loin.
Je sais pas pourquoi elle a répondu ça.
- Oh, vous le rejoignez alors ?
- Il nous rejoint au lac.
- Le lac ?
Juju s’est retournée en direction du lac même si on le voyait pas de toute façon de là où on se trouvait.
- Je peux vous accompagner ?
Je me demandais pourquoi Juju mettait autant de temps à répondre.
[...]
Images ci-dessous : Couverture de la revue Pourtant n°9 : In the mood, photographie Anne Mocaër ; Extrait photographique "The moon in us" d'Anne Mocaër ; Photographie "Il y a de la fumée dans le gaz" d'Aurèle Castellane.