Littérature, Projets

Orignal

 

Nouvelle inspirée par l'île d'Orléans au Québec et publiée en recueil par les Editions de la Mandragore autour du thème "Voyages et aventures" le 30 octobre 2018.

Pour découvrir tous les textes, il est possible de commander le recueil ici (8,90 €)  

     Daniel est parti tôt de Québec, il ne veut pas arriver en retard. Il roule depuis une demi-heure maintenant.

Avec sa femme, ils réalisent enfin leur road trip canadien. Ils y pensaient depuis des années et avaient fini par se lancer : les grands espaces, les arrêts au bord de la route à prendre de larges bouffées d’oxygène et à fixer le décor dans le téléphone portable pour envoyer à la famille. Daniel a eu soixante-dix ans la veille. Agathe, sa femme, n’a pas pu attendre le soir pour lui offrir son cadeau :

Une journée d’aventure sur l’île d’Orléans indique le ticket imprimé.

Il a beaucoup neigé cette nuit, Daniel roule avec prudence, sans se presser, en contemplant le paysage, le Saint-Laurent gelé, les maisons en tôle comme dans les films américains. Il manque de rater la pancarte en forme de tête de chien qui tire la langue.

Le p’tit paradis

  Pour y accéder, il faut suivre une côte étroite. La voiture grogne, monte quelques mètres, s’arrête et commence à glisser. Mince, dit Daniel d’une voix calme avant de manœuvrer pour revenir sur la route principale, former un demi-cercle avec le volant et reprendre lentement, le corps penché sur le volant. Allez, allez !  fixant le bout du chemin qui vire vers la droite. Il accélère sans forcer, se redresse en l’atteignant. Il pense à sa femme, restée à l’hôtel. Elle ne sait pas ce qu’elle rate. Il arrive dans une vaste étendue enneigée, au bout de laquelle se trouve un parking extérieur suivi d’un long bâtiment. En sortant de la voiture, il entend des hurlements de chiens. La neige craque sous ses pas pendant qu’il rejoint l’entrée.

-         Salut ! lui lance d’un accent québécois prononcé un homme barbu qui le dépasse d’une tête.

-          Bonjour, répond poliment Daniel qui ne s’habitue pas encore à la familiarité québécoise. Je suis inscrit pour la journée.

-          C’est quoi ton nom ? L’homme se dirige vers l’ordinateur.

-          Baudoin.

-          Le nom d’un roi ça, non ?

Daniel sourit. Les gens font rarement le lien.

-          Le roi des Belges oui, mais ça ne s’écrit pas pareil. Vous êtes calé !

-          J’aime ça l‘histoire, t’sais.

-          Oui, c’est important l’histoire.

Daniel réalise qu’il adopte un ton paternaliste et se racle la gorge mal à l’aise.

L’homme regarde l’ordinateur.

-          Ah t’es avec moi, super ! Ta première fois au Québec ?

-          Oui.

Le barbu se penche par-dessus le bureau, il observe ses pieds.

-          Je ne savais pas que ma femme me ferait ce cadeau, dit Daniel pour justifier sa tenue.

-          C’est correct, mais on va voir ce qu’on a.

Il tend à Daniel un papier.

-          Une petite signature.

-          Qu’est-ce que c’est ?

-          Pour l’assurance.

Daniel lit avec attention et écarquille les yeux.

-          1000 dollars si j’abîme quelque chose, c’est un peu…

-          Inquiète-toi pas, ça arrive jamais, je m’occupe de toi.

L’homme rigole. Daniel se sent en confiance, signe avec application.

-          Super, let’s go !

Il suit son moniteur dans une pièce tout en contreplaqué et aux casiers remplis de raquettes, combinaisons, chaussures et gants rangés par taille. L’homme tripote sa barbe, son regard passe de Daniel au matériel.

-          Tire-toi une bûche !

Daniel s’installe sur le banc et croise les mains. L’homme lui tend une paire de bottes et une tenue de ski. Il se déchausse, passe une combinaison bleue épaisse qui lui rappelle la colonie de vacances dans les Alpes quand il était petit.

-          Ok ?

-          Oui, ça m’a l’air bien, dit Daniel en arpentant la pièce, le menton fixé sur les après-ski.

L’homme dépose aussi un casque et des gants épais que Daniel enfile, concentré. Il grimace discrètement, humides à l’intérieur, il imagine les autres avant lui qui les ont mis.

-          Y’as-tu un problème ? demande le moniteur.

-          Non non, tout va bien.

Dehors, les motos-neige, alignées les unes à côté des autres, plantées dans le sol, forment une délégation d’énormes sauterelles métalliques. Daniel sourit. Peut-on imaginer plus merveilleux anniversaire ?

Il enfonce son casque qui lui colle les oreilles contre le crâne, résorbant les aboiements et la voix de l’homme. Daniel fait vibrer le moteur. Ils s’exercent devant le club. « T’es-tu prêt à y aller là ? ». Daniel acquiesce. L’homme le précède. Ils longent les enclos avec les chiots puis un espace parsemé de piquets auxquels sont attachés par de longues chaînes les huskies qui hurlent en pointant leurs museaux vers Daniel. Il serre les doigts sur les poignées de l’engin jusqu’au moment de pénétrer dans la forêt, tunnel sombre de branches au-dessus des têtes. Le parcours est marqué des traits des traîneaux et de taches irrégulières jaunes. Après de longues minutes, ils émergent dans une plaine bosselée. Le guide ralentit encore. Daniel aperçoit un étang gelé constellé de trous de pêcheurs et à côté une grue de chantier oubliée. Il voudrait bien s’arrêter pour observer les poissons à travers la glace, il n’ose pas demander, la balade se poursuit. Le décor est gris et presque flou à cause de la visière au verre parcouru de fines rayures. Il se sent serré dans sa combinaison rêche. Le moniteur se tourne vers lui de temps à autre en formant un cercle avec son pouce et son index. Daniel voudrait sentir quelque chose. Quand ils reviennent au centre, il se tient voûté d’ennui sur son siège.

-          T’as-tu capoté ?

Il comprend que l’homme lui demande si la promenade lui a plu.

-          C’était super merci dit-il en baissant légèrement le menton par peur que son visage ne le trahisse.

Un gros bruit retentit soudain derrière eux. Le moniteur se retourne. Un homme court vers les enclos.

-          C’est plate, y a comme un problème là-bas, je reviens, mets-toi donc au chaud !

Le moniteur s’éloigne en courant franchement.

Daniel le suit un long moment du regard, regarde le bâtiment, tourne son casque entre ses mains, le pose par terre et remonte sur la moto. Il vérifie que personne ne l’a remarqué et roule lentement jusqu’à une série de bosquets qui le camouflent en partie. Personne ne l’arrête, il redémarre, contourne le bois de la balade, traverse une étendue blanche, aperçoit la grue et s’arrête à côté de l’étang. Il s’en approche, appuie un pied, le corps entier. Il sursaute en apercevant de longues ombres, s’agenouille. Un poisson colle sa bouche à la paroi. Il pourrait rentrer maintenant mais il lui semble qu’il y a d’autres endroits à découvrir, plus loin. Il s’éloigne encore, roule de plus en plus vite, sent le froid qui lui brûle le visage et un frisson tendre le bas de son dos. Il accélère. La neige s’envole derrière les chenilles. Il emprunte une saignée dans une forêt de chênes. Abrité du vent, le silence et la solitude accentuent son excitation. Il appuie à fond sur l’accélérateur, lève les yeux, regarde le ciel s’encombrer de poussière blanche. Il ne regarde plus devant lui, dévie du chemin, ne prête pas attention au monticule. La moto dérape, s’écarte et s’écrase dans un fossé. Les skis se tordent, le métal du capot se froisse. Daniel tombe sur le côté. Ses tympans sifflent pendant qu’il remonte à quatre pattes et se redresse, le corps douloureux. Derrière lui, un bruit léger, davantage une modulation dans l’air, cette sensation qui indique une présence. Il se retourne pour découvrir un jeune orignal immobile au pelage gris marron.  L’homme ouvre grand le visage. Waouh !  Il n’en revient pas, et rit sous le coup de l’émotion en se pinçant le nez. Quand il racontera ça à sa femme ! L’animal a une gueule en forme de courge du haut de laquelle pointent des oreilles disproportionnées. Daniel s’avance lentement pour ne pas le faire fuir. La bête penche la tête et avance délicatement une patte après l’autre. Il retire ses gants, tend son bras, présente sa paume.  L’orignal approche sa gueule, sort sa langue, souffle sur la peau rougie du visiteur un air humide et chaud, y déposant une fine couche luisante.

-          T’es mignon toi.

Daniel rapproche l’autre main pour caresser son front de la même manière qu’il flatterait un petit chien. Alors la jeune bête referme sa mâchoire sur ses doigts. Daniel ne crie pas tout de suite, perçoit le murmure des flocons, des arbres aux branches chargées et des longs cils de l’animal qui protègent ses pupilles noires. Quand il revient à ses doigts, il hurle en pleurant. Effrayé, le jeune orignal relâche sa prise et grogne, un son lointain, préhistorique.  Daniel tombe sur ses genoux dans le blanc, respire par saccades en appuyant la partie blessée contre sa poitrine. Du sang s’écoule quand même jusqu’au sol. De l’autre bras il prend appui, remet un pied à plat. Une longue ombre se penche sur lui. Il n’a que le temps de découvrir des sabots noirs qui ressemblent à des petits chaussons de lutins. La mère orignal appuie ses dents contre son crâne. Il ne peut rien faire, un chaton pris dans la gueule de sa mère. Quand enfin elle relâche sa prise, Daniel s’affale. Les bêtes disparaissent dans les bois, se confondant avec les troncs rugueux. Les plaintes de Daniel sont camouflées dans la neige. Il redresse le cou, rampe lentement, les muscles tremblants, les larmes troublant sa vue. Il aperçoit l’orée. Quelqu’un va venir le chercher. L’aventure finit à dix-sept heures sur le papier, mais quelle heure peut-il bien être ? Il n’a pas de montre. Il se souvient dans un sursaut du papier signé, ça va lui coûter cher cette histoire. Le pire cadeau d’anniversaire possible ! Au loin, Daniel est sûr d’entendre les chiens aboyer.

 

 

Dessin ©Amélie Korsi

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