Littérature, Projets

Le rêveur

 

Quelles traces laissent les gens dans nos vies ? Nouvelle inspirée par un camarade de lycée, à peine une connaissance, quelques phrases échangées pendant l'année, et puis quinze ans plus tard son visage, ses gestes, qui reviennent nous hanter, et cette nécessité, sans qu'on ne se l'explique, de parler de lui, de l'image qu'on en garde, comme pour lui rendre hommage, pourquoi un hommage ? On ne sait pas, peut-être juste pour le remercier de ce qu'il nous a laissé.

Publiée dans la revue L'Allume-feu en octobre 2019. 

Extrait: "Peu de temps après la rentrée en terminale,  je m’étais mise à observer Younes.  Je ne sais plus pourquoi j’avais commencé. Il me fascinait je crois. Il était différent des autres. Il venait toujours en cours avec une sacoche porte-documents en tissu dont il sortait, après s’être assis au premier rang, quelques feuilles blanches froissées.  Mais une sacoche c’est pas assez grand pour contenir tous les livres obligatoires, alors Younes se retrouvait souvent à changer de table pour suivre les leçons, élément mouvant dans la classe. Moi je m’installais à chaque fois près des fenêtres, pour pouvoir m’accouder et cacher mon visage sous ma main droite. Après plusieurs heures de ce soutien, mon coude en était rouge et douloureux.

Younes lui semblait dans ses pensées, à fixer le sol ou le ciel par les fenêtres. Parfois, à une blague générale, il se retournait en appuyant son avant-bras sur la tranche de sa chaise et souriait comme si nous étions tous ses enfants, des pattes d’oie en éventail autour des yeux. Et puis en un instant, il repartait dans ses pensées, oubliant presque notre présence. Je n’ai jamais essayé de le connaître vraiment, je ne faisais qu’imaginer. Je me souviens qu’il possédait une tache de naissance près du sourcil gauche, que cela ressemblait à une fleur et aussi qu’il portait toujours des bas de survêtement et des pulls à motifs dont les manches trop longues lui recouvraient les doigts. Je ne le trouvais pas vraiment beau. Pourtant, quand il souriait, que ses lèvres fines disparaissaient en s’étirant et que ses yeux marron presque dorés brillaient, ça me provoquait des picotements dans le bas du dos. Younes était plus âgé, la rumeur disait vingt ans, ou vingt-quatre. Je n’ai jamais demandé.  J’avais peur de ceux de mon âge, je ne cherchais qu’à impressionner les adultes dans le rôle de la bonne élève, étudiant sans comprendre, sans intérêt, sans passion, apprenant par cœur des paragraphes entiers de latin ou des formules mathématiques dont jamais je ne me resservirais. De cette époque je ne retiens rien. Lorsqu’il m’avait fallu choisir une orientation pour l’année suivante, j’avais acquiescé : « Du commerce, je vous verrais bien là-dedans », avait souri le conseiller d’orientation. A trente ans, je devenais directrice d’une société d’import-export. Quelle trace j’ai laissé ? Quelle trace a laissé Younes ? Quand il quittait le lycée à la fin de la journée, je le suivais du regard emprunter la grande pente qui formait une saignée plus loin entre les grandes tours de la cité et je me demandais qui il rejoignait, ce qu’il pouvait bien faire de son temps s’il ne travaillait pas les cours."

 

Conception graphique ©Céline Strolz

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