Littérature, Projets

Remous d’une ville qui sombre

 

Nouvelle sur le thème du refus et inspirée par la disparition d'un territoire, de cet espace fragile dans lequel nous circulons, nous dormons, nous aimons, nous vivons.

Publiée dans la revue Irreverent en novembre 2019. 

Le magnifique travail pictural qui accompagne le texte est de Flore Kunst.

Début :

     J’habite une ville qui n’existe plus. La première fois que les hommes du NKVD sont venus, ils n’ont rien laissé paraître de leur véritable projet, ils ressemblaient à cette pellicule blanche sur le lait chaud, invisible à l’œil nu mais formant des grumeaux épais et collants dans la bouche. La réunion s’est tenue à la mairie, ils ont parlé de faire prospérer notre ville au confluent de deux fleuves. Ils ont écouté avec attention nos suggestions, croisé leurs mains sur la table. On ne peut pas prendre de notes les mains croisées. Pour moi déjà ces hommes costumés présentaient tous le même visage, les mêmes traits, rigides, opaques.

Après la réunion, ils avaient souhaité faire un tour, curieux de notre vie ici, loin de la capitale et je suivais le groupe en retrait. Nous longeâmes la grande avenue avant d’emprunter les ruelles pavées. Ils s’arrêtaient régulièrement pour prendre des mesures et compter le nombre d’habitations, sans que nous sachions alors de quoi il était question. Sur leurs classeurs, l’inscription : COMMISSARIAT DU PEUPLE AUX AFFAIRES INTERIEURES. Par hasard, ils tournèrent dans ma rue et dans une sorte de fierté incontrôlable alors que nous nous rapprochions de ma maison, j’espérais que l’on s’y arrête. Ils la dépassèrent sans même y prêter attention et cette ignorance la rendit minuscule, usée. Après une demi-heure de marche, nous atteignîmes le monastère en bois, résidence des nonnes, dont le clocher en forme de bulbe décoré de feuilles d’or incarnait notre plus bel emblème. Le soleil se couchait et le contour du clocher se découpa alors dans le ciel, énorme goutte de pluie noire prête à s’éclater au sol et nous ensevelir. Les hommes étudièrent le bois, humide, s'essuyèrent les mains sur leurs pantalons et écrivirent en silence dans leurs classeurs. Ils promirent de revenir bientôt avec  des propositions. En les observant redescendre l’étroit chemin pavé et pentu,  leurs dos pris de saccades leur donnaient l’air de rire en silence.

 

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